Présence du monogramme de l’artiste peint comme s’il était gravé sur la bague du prophète.
Esaïe ou Isaïe chez les catholiques, est l’un des quatre grands prophètes de l’Ancien Testament avec Jérémie, Ezéchiel et Daniel. Son Livre dénonçait les mœurs relâchées de ses concitoyens babyloniens qui attiraient la colère de Dieu. Cette composition représente Esaïe, un stylet dans la main, un grand cahier posé sur ses genoux. A l’arrière-plan : Babylone.
Le prophète est en position mi-allongée et presque assise : le dos calé dans l’angle d’un muret de pierres en forme de L, les bras posés sur les rebords et les jambes pliées. Son corps, en plan rapproché, occupe la quasi-totalité de l’espace ; grâce à ce cadrage « serré » la proximité du prophète avec le spectateur est amplifiée. Le sommet de la tête effleure le bord supérieur, tandis que les mollets et le coude droit sortent du cadre. Le prophète a le visage orienté de trois-quarts et vers la droite, il a les lèvres entrouvertes et on aperçoit ses dents. Louis Rivier le représente comme un homme d’âge mûr portant une longue barbe noire touffue. Ses sourcils, foncés et drus, dessinent deux courbes qui se rejoignent au-dessus du nez, conférant au visage une expression concentrée. L’homme est coiffé d’un turban rouge garance aux nombreux plis. Il est habillé d’une blouse vert pistache et d’une ample chemise blanche dont on ne voit que les manches. Blouse et chemise sont déboutonnées sur le devant et laissent apparaitre une poitrine poilue. Une corde, nouée deux fois, lui serre la taille. Ces habits naissent de l’imagination de Rivier. Le turban et la barbe noire donnent au prophète un aspect oriental.
Visage et mains sont d’un grand réalisme, le peintre atteint des résultats magistraux dans le rendu de la carnation. On distingue chaque poil de la barbe et des sourcils, chaque ride creusant le front, les paupières rougeâtres et cernées, les jointures et les veines des mains, les ongles arrondies et leurs lunules.
De sa main droite, le prophète tient un stylet. Un encrier rond est posé sur le rebord du muret. A l’annulaire, il porte une bague sur laquelle figurent les initiales du peintre. Un grand cahier aux pages blanches, doté d’un ruban bleu en guise de marque-pages est ouvert sur les genoux. « Non la main de l’Eternel n’est pas trop courte pour sauver » : voici la phrase qu’Esaïe a écrite sur la page de gauche (Esaïe 59,1).
La silhouette d’Esaïe se découpe sur un paysage urbain et collinaire. Aux pieds de quelques reliefs bombés aux formes coniques, Louis Rivier représente Babylone. La ville est un agencement hybride d’éléments prélevés dans le réel et remanié par l’imagination. Le résultat est un pastiche architectural d’inspiration orientale et occidentale : coupoles, frontons grecs, arcades, façades néoclassiques, tours élancées, bâtiments que l’on pourrait admirer tant en Italie qu’au nord de l’Europe ou en Orient.
Les formes arrondies se répètent, créant plusieurs zones animées par des mouvements circulaires : le turban, les sommets des arbres, les profils des collines, mais aussi l’encrier, la courbe des genoux et celle de la barbe. Un fleuve coule vers la droite et est traversé par deux ponts. Un palmier, dans le coin supérieur droit du tableau, cohabite avec des arbres aux cimes arrondies couleur vert foncé. Les collines à l’arrière-plan rappellent certaines vues d’Italie centrale. Au loin, des nuages apparaissent derrière les pentes ; le ciel est bleu clair, atténué par une brume légère et blanchâtre.
Le moment de la journée est imprécis, mais la lumière est vive et étale, typique d’un matin ou d’un début d’après-midi de beau temps. Les ombres sont discrètes et façonnent les plis des habits. La gamme chromatique est sobre, dominée par les nuances de vert (amande, pistache, vert foncé), de blanc (crème, ivoire) et de marron (beige, taupe, brun foncé). Le rouge garance du turban rehausse la palette et captive l’attention du spectateur, tout comme le bleu turquoise à l’aspect soyeux du ruban sortant du livre.
La pose et l’attitude du prophète procurent une sensation de calme ; le peintre valorise l’acte de l’écriture dans son aspect méditatif et visionnaire. Il figure un Esaïe songeur, absorbé dans ses réflexions.
Bon état.
Le « procédé spécial » est une technique personnelle élaborée par Louis Rivier. Le peintre se sert principalement de crayons de couleur, craies, diluants et gommes. Richard Heyd, biographe officiel de Louis Rivier, décrit ainsi sa méthode : « [Il] enroule autour de son doigt un chiffon au moyen duquel il fait disparaitre entièrement les traits de crayons ; la matière gagnera ainsi en homogénéité et son éclat deviendra comparable à celui de la peinture sur émail » (Richard Heyd, Rivier, p. 156). Dès 1938, Louis Rivier en fera sa technique privilégiée.
En 1952, Francesco Sapori, historien d’art italien, organise une exposition personnelle des œuvres de Louis Rivier à Rome dans la Sala Traspontina du 24 mai au 12 juin. Le peintre participe au Salon au Grand-Palais à Paris. Entre 1946 et 1949, il réalise plusieurs compositions religieuses figurant des prophètes. Les similitudes formelles avec la représentation du prophète Jérémie sont nombreuses de sorte qu’on pourrait les considérer toutes comme faisant partie de la même « série ».
- Fiche 103 - Saint Jean à Patmos
- Fiche 105 - Jérémie ou la Vieillesse du prophète
- Fiche 246 - Le patriarche Abraham
- Fiche 248 - Le patriarche Isaac
- Fiche 357 - Le Prophète Ezéchiel
- Fiche 359 - Le Prophète Elie fuit la colère de Jézabel
- Dario GAMBONI. 1985. Louis Rivier (1885-1963) et la peinture religieuse en Suisse Romande, Lausanne: Payot , p.137
- Site de l'Association des Amis de Louis Rivier www.art-louisrivier.ch