Au centre du Portrait de famille, œuvre majeure et de grand format, on reconnait Julie assise, soutenant Isabelle âgée de deux ans. Derrière elle, se penche Louis avec Dominique, 5 ans, qui entoure de ses bras le cou de son père. A gauche, prennent place les deux fils ainés : Jean-Louis, né en 1912, plus petit en taille qu’André né en 1914. A droite, se tiennent les deux filles : Marion, née en 1915 et France, née en 1916. Robert et Anne, les deux derniers enfants, naîtront plus tard.
Julie a la tête légèrement inclinée et regarde devant elle en souriant. Elle porte une robe rouge avec un ample décolleté, le tissu est plissé et transparent au niveau des épaules. Elle est coiffée de son habituel chignon. Isabelle tend ses bras comme si elle demandait à sa mère d’être portée, mais elle tourne la tête vers le spectateur en lui souriant. La petite fille porte une robe blanche plissée, sans manches. Louis pose sa main droite sur l’épaule de son épouse et l’autre sur le dos de Dominique qui, agenouillé sur le banc, semble vouloir grimper au cou de son père. La joue de Louis Rivier effleure le front de Dominique, leurs têtes sont très proches, ils regardent aussi vers le spectateur.
Jean-Louis et André forment un duo légèrement écarté du quatuor central. Ils se tiennent derrière une table recouverte d’une nappe blanche sur laquelle est posé un plateau argenté, brillant, contenant des pêches. Jean-Louis fait un geste délicat de la main comme suspendue en un mouvement que le regard du peintre a bloqué. Il porte une chemise blanche rentrée dans un pantalon foncé. André pose sa main droite sur l’épaule de son frère et l’autre sur la table. Sa joue est collée à la tempe de Jean-Louis. Il porte une chemise rouge serrée autour de la taille par une ceinture noire. Les deux garçons sourient et regardent devant eux. France et Marion composent un autre groupe, lui aussi légèrement séparé du quatuor central. Elles sont représentées jusqu’aux genoux. France a les bras croisés devant elle dans une position qui exprime une certaine timidité, elle porte une robe rouge. Marion, à ses côtés, entoure de son bras droit les épaules de sa sœur, son regard est plus assuré. Elle porte une robe blanche avec des volants bordés de rouge et un grand ruban, rouge aussi, sur sa tête. Les deux groupes des enfants ainés encadrent la scène centrale et assurent une composition symétrique au tableau.
L’arrière-plan est occupé par la maison familiale de Mathod, appartenant à la famille de Julie et où la famille séjourne en été. Cette maison est facilement reconnaissable grâce à son portique à l’antique. Juste en face de la maison et derrière le groupe central, on aperçoit un bassin circulaire. Tout autour, s’étend un parc arboré. Au loin, ondoient des collines. Le moment de la journée est celui de la fin de l’après-midi.
Ce Portrait de famille réunit un ensemble de portraits et un autoportrait, la représentation d’une l’architecture et un paysage, ainsi qu’une nature morte. Il s’agit en quelque sorte d’un assemblage des principaux genres reconnus dans l’histoire la peinture. La tonalité générale est dominée par le rouge mis en résonance avec le bleu du ciel et le vert de la végétation.
La gestuelle des personnages signale les liens étroits existant au sein de cette famille. Aucune figure ne se tient toute seule ni n’est séparée des autres. Un jeu de croisement de mains et de bras lie les individus. Cette proximité physique est importante car leurs regards ne se rencontrent pas, étant tous orientés en direction du spectateur. La famille semble ainsi poser devant l’objectif d’un photographe. Cette suspension du temps – celui de la pose – se révèle dans le mouvement de Jean-Louis et celui de Dominique grimpant au cou de son père. La pose du peintre est aussi légèrement déséquilibrée, comme capturée en un instant. Tous sourient délicatement et discrètement, comme s’ils étaient intimidés par un appareil photographique pointé devant eux.
Plusieurs dessins préparatoires montrent la recherche de la composition et la disposition des différents personnages. On sait que Louis Rivier n’a pas fait poser sa famille, mais qu’il a plutôt imaginé cette œuvre sur la base d’esquisses et en peignant de mémoire, selon un procédé habituel pour lui.
Cette œuvre semble aussi mobiliser une grande attention de la part du peintre. Il en parle dans une lettre à son père : « Je travaille actuellement avec entrain au portrait de famille qui avance bien, ce qui sera je crois une des choses les plus intéressantes à faire que j’ai eue en chantier. Je me sens maître de mes moyens, et la possibilité d’exécuter une œuvre de cette nature, sans modèle, est un grand avantage. Je sens se préciser ma conception de l’œuvre d’art ; elle se ramène pour moi à la création d’une atmosphère spirituelle, d’une ambiance mystérieuse et parlante […] » (Mathod, le 19 juillet 1923, Fonds Louis Rivier, SIK-ISEA, Lausanne).
Bon état mais ajout d'un vernis qui assombrit la composition.
Louis Rivier adopte la détrempe dès 1906 jusqu’à la fin des années 1930. La détrempe est une technique traditionnelle de la Renaissance italienne (tempera all’uovo). « La tempera à l’œuf italienne était l’héritière directe de la tradition byzantine […]. Le nombre de tableaux peints à tempera est considérable […]. Elle est pourtant tombée en désuétude au cours des XVIe - XVIIe siècles. ». (François Perego. 2005. Dictionnaire des matériaux du peintre, Paris : Ed. Belin, p. 706).
La recette de Rivier, mise au point par Théophile Robert, comporte du jaune d’œuf, de la résine d’Avar ou copal, de l’huile de noix pure, du vinaigre blanc et de l’eau. (Dario Gamboni, Louis Rivier (1885-1963) et la peinture religieuse en Suisse Romande, p. 97).
Au cours de sa carrière, Louis Rivier rencontre plusieurs difficultés quant à l’emploi de la détrempe. Ces obstacles l’amènent à abandonner momentanément cette technique au profit de l’huile. Mais, « […] après quelques années de tentatives obstinées, il finit par maîtriser la détrempe à tel point qu’il put l’utiliser pour ses paysages aussi bien que pour ses portraits, et pour d’autres compositions. » (Francesco Sapori, Louis Rivier, p. 38).
En 1938-39, Rivier invente, à partir de dessins aux crayons de couleurs, le « procédé spécial », technique qu’il emploiera pour presque toutes ses œuvres même en grand format et réalisées pour des décorations murales. Une exception notoire est la décoration de l’Église orthodoxe grecque de Lausanne qui a été réalisée entièrement à la détrempe, et cela sur une durée de plus de 15 années, jusqu’en 1940.
A partir du début des années 1920, Rivier et sa famille font des séjours prolongés en été à Mathod dans la maison que Julie a reçue en partage. Le Portrait de famille sera exposé en 1924 au Salon de la Nationale à Paris.
Louis Rivier vient de terminer la décoration de l’Aula du Palais de Rumine qui a été inaugurée en avril 1923. Il voyage en Italie et admire La Gravida, un portrait de femme enceinte peint par Raphaël entre 1505 et 1506 et exposé au Palais Pitti à Florence.
Il exécute la première partie (les quatre évangélistes) de la décoration de l’église grecque orthodoxe de Lausanne. Il réalise une verrière comportant plusieurs vitraux pour le temple de Bretonnières. Il dirige à Lausanne une école d’art privée. Il expose le vitrail pour l’Hôtel de Ville de Bruxelles à Arlaud à Lausanne du 21 au 22 octobre.
Louis écrit à son père William Rivier, le 19 juillet 1923, à propos du Portrait de famille: «Je travaille actuellement avec entrain au portrait de famille qui avance bien, ce qui sera je crois une des choses les plus intéressantes à faire que j’ai eue en chantier. Je me sens maître de mes moyens, et la possibilité d’exécuter une œuvre de cette nature, sans modèle, est un grand avantage. Je sens se préciser ma conception de l’oeuvre d’art ; elle se ramène pour moi à la création d’une atmosphère spirituelle, e d’une ambiance mystérieuse et parlante ; la grande erreur de notre époque, c’est de croire que cette atmosphère dépend du “faire”, de la technique, alors qu’elle provient du développement en précision de l’image intérieure, de la nécessité que cette image impose à l’artiste, de la façon dont celui-ci subordonne toutes ses intentions personnelles, toutes ses manies, tous ses dadas, à l’expression intégrale et précise de cette vision.» SIK-ISEA, Fonds Rivier, Lausanne.
- Fiche 44 - Dessin préparatoire 1 pour Portrait de famille
- Fiche 45 - Dessin préparatoire 2 pour Portrait de famille
- Fiche 46 - Dessin préparatoire 3 pour Portrait de famille
- Fiche 47 - Esquisse pour Portrait de famille (huit enfants)
- Sous la direction de Véronique MAURON, Marie-Odile VAUDOU et Marie ANDRÉ. 2013. Louis Rivier : l’intimité transfigurée, Berne, Lausanne : Till Schaap Edition, Association des Amis de Louis Rivier, p.68-69
- Dario GAMBONI. 1985. Louis Rivier (1885-1963) et la peinture religieuse en Suisse Romande, Lausanne: Payot , p.139